Manifestations contre la violence policière aux États-Unis : implications politiques et perspectives pour la classe ouvrière

Jun 15, 2020

Manifestations contre la violence policière aux États-Unis : implications politiques et perspectives pour la classe ouvrière

Prise de position commune de la Gulf Coast Communist Fraction et du Groupe International de la Gauche Communiste)
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Depuis l’horrible assassinat de George Floyd par des agents de la police de Minneapolis, des manifestations ont eu lieu dans plus de cent villes des États-Unis. Les participants à ces manifestations sont légitimement indignés par ce meurtre, qui est le dernier d’une longue série. Pour ajouter à l’indignation, la police américaine s’est véritablement déchaînée dans tout le pays, ciblant les pillards et brutalisant les manifestants et les passants. Nous ne pouvons ignorer la réalité sociale de la brutalité policière, ni du racisme anti-noir généralisé, et en particulier la fonction de ce dernier dans l’histoire du capitalisme américain ; le faire reviendrait à se rendre complice du chauvinisme. Nous devons exprimer notre solidarité avec les victimes de la brutalité/violence policière et de la discrimination raciste, tout en essayant de mettre en évidence les insuffisances du contenu et du terrain de ces luttes du point de vue de la lutte contre l’intensification de l’exploitation de la classe ouvrière et de la répression étatique. En tant que communistes, nous proposons une orientation sur le terrain de la classe ouvrière, le seul qui soit adapté à la lutte contre la domination capitaliste et le racisme qui fait partie de l’arsenal des armes idéologiques utilisées pour la maintenir.

Malgré la colère sincère et justifiée qui a suivi ce meurtre odieux, ainsi que la volonté apparente de nombreux participants à ces manifestations d’affronter physiquement la police, les protestations sont marquées par plusieurs faiblesses importantes qui sont communes à de nombreux mouvements populaires interclassistes que nous avons observés au cours des deux dernières années ; principalement l’identitarisme et le démocratisme. Indépendamment de ces caractéristiques, l’avant-garde politique de la classe ouvrière ne peut pas ignorer la réalité de ces manifestations simplement parce qu’elles ne sont pas "purement" prolétariennes. Nous devons nous efforcer de fournir une explication matérialiste et de tracer les orientations correctes pour la classe ouvrière internationale. Il est important de noter que l’importance de ces événements s’étend bien au-delà des frontières des États-Unis. Déjà avant la pandémie, de nombreuses révoltes sociales ainsi que des mobilisations de la classe ouvrière se développaient dans le monde entier et étaient réprimées par la police anti-émeute. Aujourd’hui, avec la crise économique générale, nous sommes dans une période de confrontations de classe massives et de révoltes sociales ; et les manifestations aux États-Unis font également partie de cette nouvelle situation mondiale dans laquelle le capitalisme nous jette tous.

Le rôle social de la police

Le rôle social universel de la police est fondamentalement d’agir comme garant de la domination capitaliste, plutôt que comme véhicule de la suprématie blanche, ou de la suprématie raciale en général ; cela nous amène à conclure qu’agir selon le slogan soulevé par les manifestants pour ’abolir la police’ nécessite l’abolition de l’État capitaliste dans son ensemble. Cela implique à son tour que la classe ouvrière s’empare du pouvoir politique et exerce sa dictature sur la société. Le point de vue alternatif, selon lequel la police est fondamentalement un instrument de la suprématie blanche, mène tout droit à la conclusion qu’il suffirait d’avoir des Noirs en position de pouvoir pour changer le caractère de la police, ce qui n’a manifestement pas été le cas, comme le montre la présidence d’Obama. De nombreux partisans de ces tendances de "politique raciale radicale" ou d’identitarisme noir vont rétorquer qu’ils ne croient pas que le simple fait de mettre des individus noirs en position de pouvoir va éliminer la suprématie blanche, parce que leur conception tient compte des individus noirs qui sont complices de la suprématie blanche ; ils peuvent continuer à dire qu’ils ne font que souligner comment ce système d’oppression distinct du capitalisme lui-même affecte uniquement les travailleurs noirs. Cependant, diviser la classe ouvrière en un front d’identités particulières ayant des intérêts différents n’est que la première étape qui mène inévitablement à l’unification avec des fractions de la classe capitaliste sur la base de l’identité raciale [1]. En fin de compte, en laissant le pouvoir capitaliste intact, nous n’abolirions pas la police ; nous lui donnerions simplement une nouvelle image de marque, par exemple en lui donnant un vernis démocratique.

Il est donc instructif que l’une des orientations qui a été mise en avant par la gauche capitaliste est celle d’un conseil communautaire élu pour superviser le maintien de l’ordre, voire de remplacer la police par un organe bureaucratique différent qui sert matériellement le même objectif mais avec une image plus "thérapeutique". En pratique, ces conseils seraient très probablement composés d’anciens policiers et de la petite bourgeoisie locale. De la même manière que le droit de vote des individus pour les politiciens n’élimine pas la domination capitaliste, le droit de vote pour les membres d’un conseil de surveillance communautaire n’éliminerait pas non plus le rôle social de la police sous le capitalisme, qui est de faire respecter les rapports de propriété capitalistes.

Les effets néfastes de la lumpenisation et du pillage sur la conscience de la classe ouvrière

Lorsque nous parlons de lumpenisation, nous faisons référence au processus qui a conduit beaucoup de gens vers la petite délinquance, l’escroquerie, le trafic de drogue, la prostitution et d’autres activités socialement inutiles ; c’est en grande partie une conséquence de la désindustrialisation à grande échelle de villes comme Detroit. La tragédie est que cette conséquence de la crise capitaliste rend le développement de la conscience de classe plus difficile et rend donc plus dure la lutte contre le processus même qui a créé ce phénomène social indésirable en premier lieu.

Une activité typique du lumpenprolétariat en période de troubles est le pillage, qui a été une caractéristique des protestations/révoltes en cours, en raison de leur caractère interclassiste. Les communistes s’opposent au pillage, qui est une affirmation complète de la logique capitaliste, à savoir l’appropriation privées/individuelles et la destruction de forces productives. Pour donner un exemple, la destruction des grands magasins de détail est totalement étrangère aux intérêts des travailleurs, car elle rend l’infrastructure inutile pour toute appropriation éventuelle par un corps collectif de travailleurs, et permet un nouveau cycle d’exploitation du travail dans le cadre de la reconstruction après la destruction. À cet égard, elle a un effet similaire à la guerre impérialiste : la destruction physique de la main-d’œuvre morte (usines, magasins, infrastructures) permet un nouveau cycle d’exploitation de la main-d’œuvre vivante, qui est la source de valeur dans notre société.

« Le capital moderne, ayant besoin de consommateurs parce qu’il a besoin de produire toujours davantage, a tout intérêt à rendre le plus vite possible inutilisables les produits du travail mort, pour en imposer le renouvellement au moyen du travail vivant, le seul duquel il "suce" des profits. Voilà pourquoi il jubile lorsque arrive une guerre, voilà pourquoi il s’est si bien entraîné à la pratique de la catastrophe (...) Pour exploiter du travail vivant, le capital doit anéantir du travail mort encore utile » (Homicide des morts, Bordiga, 1951).

Certains ultra-gauches ont pointé du doigt des images circulant sur Internet et montrant une structure d’entraide qui semble distribuer librement les biens récupérés dans le magasin pillé, pour prouver que le pillage est une mesure communiste qui produit une solidarité de classe. Cependant, bien que pas mauvais en soi, les activistes qui récupèrent les débris des ruines pour les redistribuer ne démontrent pas que le pillage est un acte prolétarien [2]. On peut dire que le pillage a produit des attitudes d’entraide de la même manière qu’une catastrophe naturelle pourrait potentiellement produire une entraide en réaction, et ceux qui participent à l’entraide doivent perdre beaucoup de temps à nettoyer après les pillards, à prendre des précautions de sécurité en raison des bris de verre, des fuites, des fils exposés, et à gratter ce qui peut être laissé derrière eux pour la distribution. Il est clair que le pillage ne fait pas partie du champ de la lutte des travailleurs ; il y est totalement opposé. Que les travailleurs se livrent au pillage ou s’engagent dans des milices de commerçants, ils sont mobilisés comme chair à canon pour une bataille entre deux fractions opposées de la petite bourgeoisie (car le lumpenprolétariat n’est, après tout, que la section "illégale" de la petite bourgeoisie).

Cet épisode est également une occasion de montrer le rôle manifestement réactionnaire joué par l’anarchisme et la théorie de la communisation qui lui est adjacente, les idéologies de la petite bourgeoisie et du lumpenprolétariat. Alors que les anarchistes et les communisateurs encouragent le pillage et y voient une démarchandisation d’une marchandise à la fois (comme si le capitalisme n’était pas un système totalisant), nous le rejetons et le voyons pour ce qu’il est : une appropriation individuelle imposée à prix zéro sans tenir compte des besoins collectifs de la classe ouvrière. Ce que Rosa Luxemburg a écrit sur l’anarchisme dans la révolution russe de 1905 sonne encore vrai aujourd’hui :

« (...) quel est le rôle propre joué par l’anarchisme dans la révolution russe ? Il est devenu l’enseigne de voleurs et de pillards vulgaires ; c’est sous la raison sociale de "l’anarcho-communisme" qu’ont été commis une grande partie de ces innombrables vols et brigandages chez des particuliers qui, dans chaque période de dépression, de reflux momentané de la révolution, font rage. L’anarchisme dans la révolution russe n’est pas la théorie du prolétariat militant mais l’enseigne idéologique du Lumpenproletariat contre-révolutionnaire grondant comme une bande de requins dans le sillage du navire de guerre de la révolution. Et c’est ainsi sans doute que finit la carrière historique de l’anarchisme » (La grève de masse, Rosa Luxemburg, 1906).

La méthode ahistorique et idéaliste de l’anarchisme est inconciliable avec la méthode matérialiste que nous utilisons. Notre méthode consiste à analyser le rapport de force entre les classes, ce qui nous permet de fournir des orientations qui correspondent aux potentialités du moment présent.

Les tâches de la classe ouvrière et de ses avants-gardes

Les groupes de gauche qui ne font que glorifier les protestations sans en souligner les défauts font finalement le jeu de la classe capitaliste aux États-Unis, et plus particulièrement du Parti démocrate. Si cela continue à être une violence désorganisée sur un terrain interclassiste orienté autour de la seule question de la violence policière, plutôt que la violence organisée et consciente de la classe ouvrière affirmant ses propres intérêts collectifs, cela pourrait conduire le prolétariat à être provoqué dans une confrontation dans laquelle il manque les outils politiques indispensables pour lutter efficacement contre l’État. Cela risque d’aboutir à un bain de sang et de marquer une étape décisive dans la marche vers une guerre impérialiste généralisée avec des conséquences majeures pour le prolétariat, non seulement aux États-Unis mais dans le monde entier.

Nous ne devons pas hésiter à démontrer le caractère totalement réactionnaire des organisations comme Black Lives Matter [BLM], qui vise à mobiliser les travailleurs noirs derrière l’État capitaliste et sur une base totalement identitaire. En fait, deux de leurs objectifs déclarés sont « d’engager vigoureusement nos communautés dans le processus électoral » et de « promouvoir l’inscription des électeurs parmi la génération Z, la communauté noire et nos alliés »  [3]. L’effet pratique de l’activité du BLM est de renforcer l’establishement du Parti démocrate et de diffuser le poison idéologique de l’identitarisme racial, qui a été l’un des piliers de la stratégie du Parti démocrate ces dernières années.

Black Lives Matter et les différentes machines militantes du Parti démocrate ne feront que canaliser une révolte antiraciste contre la violence policière vers le terrain petit-bourgeois impuissant du boycott de la consommation et de la représentation culturelle, le renforcement d’un projet permettant aux propriétaires/gérants d’entreprises noirs d’obtenir le droit exclusif d’exploiter les travailleurs noirs, et aux cadres noirs (petits-bourgeois d’entreprise) d’utiliser leur identité comme levier lorsqu’ils sont en concurrence avec leurs homologues blancs pour des postes salariés dans la bureaucratie étatique et celle des entreprises privées. C’est la version petite-bourgeoise de l’’antiracisme’. En plus de réduire la colère justifiée contre l’aspect répressif à une lutte pour la ’représentation’, il y a aussi la perspective que la classe capitaliste remplace simplement la vieille stratégie discriminatoire par d’autres qui justifient l’intensification de l’exploitation des travailleurs, en particulier des travailleurs ruraux, désignés comme "racistes" ou "arriérés" par les fonctionnaires des entreprises progressistes et multiculturelles. Les deux fractions de la bourgeoisie américaine, Républicains comme Démocrates, appliquent de manière inversée les stratégies de division : la ségrégation et l’identitarisme.

Ces manifestations ont une signification particulière dans le contexte actuel d’une crise d’ampleur historique, et partagent certains traits avec d’autres révoltes récentes comme les Gilets Jaunes ou au Chili en 2019. Au moment où nous écrivons ces lignes, le taux de chômage aux États-Unis approche les 25 %, avec plus de 40 millions d’Américains ayant demandé une assurance chômage. En adoptant une approche dédaigneuse à l’égard de ces mouvements et d’autres mouvements interclassistes, l’avant-garde céderait le terrain aux orientations réactionnaires, identitaires et bourgeoises qui sont déjà présentes. Cependant, pour donner les bonnes orientations, il ne suffit pas de répéter les propos des critiques bourgeoises de la brutalité policière ; il faut défier ces critiques et contester leur leadership afin de mener les travailleurs sur un terrain explicitement prolétarien. La tâche consiste à encourager les travailleurs mobilisés sur ce terrain à passer des émeutes à la grève de masse organisée par les assemblées générales des travailleurs qui résistent à la répression/violence policière et à la discrimination raciale sur une base de classe unifiée. Nous constatons certaines tendances dans ce sens à New York et à Minneapolis, où les chauffeurs de bus refusent de transporter les manifestants arrêtés, et dans l’Ohio, où les travailleurs de la restauration refusent d’exécuter les ordres de la police ; bien que l’action des chauffeurs de bus ait été rapidement encadrée par les syndicats [4], ce qui ne peut que réduire la lutte aux diktats du Parti démocrate [5]. Les orientations qui caractérisent le terrain prolétarien dans la période actuelle sont la solidarité de classe sans séparation de race, l’affirmation des besoins des travailleurs, le refus de travailler dans des conditions dangereuses, la recherche d’une connexion avec la vague de grèves sauvages qui se sont étendues dans différentes parties du monde, et le refus de payer le prix de la crise en travaillant plus pour moins.

Nous appelons tous les travailleurs et ceux qui défendent le programme communiste et qui veulent réellement lutter contre le capitalisme à se rassembler autour de ces orientations prolétariennes et des groupes de la Gauche communiste internationale qui les mettent en avant.

GIGC/GCCF, 5 juin 2020
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